Une version de ce texte a été publiée dans : Euro Vin News, mars 2003

 

Indications de provenance et noms pseudo-géographiques du vin allemand

 

par Ayaal Herdam, Université Montesquieu Bordeaux IV

 

Dans les pays germanophones, les indications géographiques à placer sur l’étiquette du vin restent un enjeu de premier ordre : la fédération allemande de viticulture et la fédération allemande des exportateurs de vin ont récemment adressé une prise de position au gouvernement de la RFA pour regretter la lenteur de la réglementation internationale en la matière et pour refuser les propositions de l’Union Européenne visant à élargir à d’autres produits le registre des indications géographiques à protéger[1], un registre qui fait actuellement l’objet d’une négociation au sein de l’OMC, censée aboutir en septembre 2003. Les fédérations professionnelles se montrent en outre déçues par le report au 1er août 2003 de l’entrée en vigueur du règlement européen n°753/2002 du 29 avril 2002 sur l’étiquetage des produits vitivinicoles, qui représente en fait le huitième sursis pour l’ancien droit de désignation du vin, reformé sur le papier depuis 1999[2]. En Autriche, les viticulteurs créent pendant ce temps des comités régionaux pour agréer la nouvelle catégorie des vins de « Districtus Austria Controllatus » (DAC) qui doit répondre et correspondre aux exemples français, italiens, suisses et espagnols, un geste stratégique qui ne passe pas inaperçu au nord des Alpes où l’on s’interroge fréquemment sur l’avenir de la filière et sur l’utilité du système actuel des catégories de vins de qualité[3]. Cette actualité est un prétexte opportun pour présenter quelques éléments du droit allemand des indications géographiques du vin.         

 

Pourquoi indiquer la provenance ?

 

Comme l’ensemble des informations inscrites sur les étiquettes de vin, les indications géographiques poursuivent au moins deux buts : renseigner le consommateur et promouvoir le produit. L’utilisation et la réglementation des indications géographiques et du nom du vin en R.F.A. s’articulent entre les deux visées qui procèdent, d’un côté, de l’intérêt du client, et de l’autre côté, des intérêts du vendeur. Fort heureusement, ces deux visées ne s’excluent pas, mais elles peuvent entrer en conflit et doivent être équilibrées.

Dans la doctrine allemande, l’indication de provenance s’oppose de façon nette à l’appellation d’origine qui, elle seule, constitue une garantie de qualité … et qui n’existe pas en Allemagne, car la qualité du vin n’y est pas considérée comme innée ou acquise une fois pour toutes, mais elle doit être constatée régulièrement. L’accès à la catégorie des vins de qualité et aux différentes mentions à l’intérieur de cette catégorie se fait après analyses et examens, selon une logique qui associe la qualité du vin à la maturité des raisins, mesurée par la teneur en sucre du moût, en suivant une procédure définie par la loi[4]. Toujours selon la doctrine, ce sont des paramètres environnementaux qui expliquent cette façon de procéder : en Allemagne, à la limite septentrionale de l’aire de répartition naturelle de la vigne, la maturité des raisins, donc la qualité du vin, est particulièrement dépendante des conditions climatiques, variables d’une année sur l’autre. Aucune région viticole allemande n’est censée produire toujours ou jamais des vins de qualité.

Cet argument a été utilisé par les représentants du gouvernement allemand lors des négociations sur l’organisation du marché du vin en Europe pour défendre l’utilisation des indications de provenance par rapport aux appellations d’origine, concept juridique (d’origine française contrôlée) qui soumet l’utilisation de l’indication géographique à une réglementation plus stricte, notamment en matière de protection et de contrôle, et qui introduit des limitations quantitatives de production[5]. Puisque ce sont la mention de qualité et le nom du cépage qui renseignent le client sur le goût du vin, les indications de provenance allemandes, comme la région viticole délimitée (bestimmtes Anbaugebiet), le district (Bereich) ou le terroir (Lage) ne donneraient que des informations brutes.

            Pourtant, un vin allemand qui porte une indication géographique peut se vendre plus cher qu’un vin sans référence à un territoire[6]. L’indication de provenance se rapproche alors de l’appellation d’origine dans la mesure où elle n’est pas une information neutre dans la décision d’achat. Bien souvent l’information géographique constitue en même temps une indication implicite de qualité, donc de valeur, car elle éveille dans le consommateur certaines attentes, qui ne concernent pas uniquement le goût du vin (pour se référer à la logique mentionnée qui fait dépendre la qualité du vin allemand de la teneur en sucre du moût). Comme une publicité, elle fait en quelque sorte la promesse d’un plaisir complexe que le consommateur pourrait tirer de la dégustation, qu’il cherche à retrouver une boisson conforme à ses habitudes de consommation, qu’il veuille au contraire découvrir un vin d’ailleurs, ou qu’il cherche à s’offrir (ou à offrir à quelqu’un d’autre) un vin d’excellente réputation. Comme chacun sait, le sol et le climat influencent effectivement la qualité du vin plus que celle de beaucoup d’autres produits agricoles. En plus, certaines pratiques viticoles et certaines méthodes de vinification sont typiques de telle ou telle région. Sans aucun doute, la seule mention de la provenance ne participe pas seulement à l’identification quasi-technique du produit, mais elle évoque un contexte fortement plaisant et recherché. En « dégustant » les indications géographiques sur l’étiquette, le consommateur peut s’imaginer avoir affaire à un vin de caractère ; ces informations rendent le produit plus authentique dans la perception du client. Plus que d’autres produits alimentaires, le vin présente des dimensions culturelles, il est présent dans les pratiques religieuses, dans les beaux-arts, dans la musique comme dans des œuvres littéraires, et il participe à la définition d’un certain style de vie, voire à la délimitation des « civilisations » ; l’imagination du consommateur peut facilement prendre les informations géographiques comme support. En outre, elles donnent aux clients des éléments de traçabilité, elles tendent donc à rassurer un consommateur qui s’inquiète des effets nocifs d’éventuelles substances ajoutées, suite aux affaires du passé, comme « le scandale du glycol » concernant des vins autrichiens en 1985.

            Le microclimat du vignoble, lié à l’ensoleillement, à la proximité des cours d’eau et à la nature des sols qui apportent une certaine inertie thermique ainsi qu’au paysage qui peut plus ou moins bien abriter le vignoble, est particulièrement important en Allemagne « où le moindre rayon de soleil, la moindre heure de chaleur sont vitaux pour la vigne »[7]. Des vins provenant de certains sites, notamment des coteaux du Rhin et de ses affluents, et là aussi d’une situation bien précise, ni trop haute, ni trop basse, exposée au sud, sont donc très prisés. Le nom du site de viticulture, souvent d’une surface très modeste, est traditionnellement mentionné sur l’étiquette, ensemble avec le nom de la commune. Certaines communes qui hébergent des sites très favorables à la viticulture jouissent alors d’une célébrité sans rapport avec leur importance en termes de population ou d’économie. Bernkastel et Nierstein sont des exemples de « capitales viticoles » allemandes ; un vin qui peut s’associer au nom de ces communes possède des atouts indéniables en vue de sa commercialisation. Or, en principe cela ne devrait être possible que si le vin est effectivement produit dans ces communes. Pour commercialiser un vin qui ne peut avoir accès à un nom géographique célèbre, on a donc intérêt à trouver une désignation qui s’y rapproche, par exemple, un nom qui évoque un site traditionnel dans une commune qui pourrait être célèbre.

 

 Une réglementation restrictive

 

Pour le vin produit en Allemagne, certaines indications géographiques sont obligatoires, d’autres sont facultatives et certaines sont interdites. Conformément au droit européen[8] et à la loi allemande du vin[9], l’étiquette du « vin de qualité provenant d’une région délimitée » (Qualitätswein bestimmter Anbaugebiete, QbA) doit indiquer la région viticole concernée[10]. Les régions viticoles sont elles-mêmes divisées en districts, dont le nom peut être mentionné sur l’étiquette ou dans les documents qui servent à la commercialisation, mais il doit être précédé du mot Bereich pour signifier qu’il ne s’agit que du district et non pas de la commune, célèbre si possible, qui a donné son nom au district. Si le nom d’un site ou terroir (Lage)[11] est mentionné (ce qui n’est pas obligatoire) il doit être précédé d’un adjectif à base du nom de la commune dans laquelle se trouve le site (en général, nom de la commune + « er », un adjectif qui désigne des objets situés dans ou provenant de la commune, ou encore les habitants). Les terroirs particuliers ou sites individuels (Einzellagen) sont souvent de taille très modeste, mais le nom d’un terroir élargi ou site collectif (Großlage) peut figurer sur l’étiquette, notamment pour les assemblages de vin de plusieurs sites individuels. Pour les vins qui appartiennent à la catégorie « vins de qualité », un certain nombre d’autres termes traditionnels à caractère géographique sont utilisés de façon supplémentaire et facultative : « Liebfraumilch » ou « Liebfrauenmilch » est ainsi la généralisation d’un nom qui concernait au début uniquement un seul site, mais qui s’est répandu dans l’usage commercial pour un certain type de vin. Aujourd’hui, le terme peut être utilisé de façon légale pour désigner un vin blanc de qualité provenant de quatre régions viticoles allemandes. La délimitation de cette aire par la réglementation européenne sert notamment à empêcher qu’il y ait des « Liebfraumilch » qui ne viendraient pas d’Allemagne.   

Le vin de table doit être désigné en tant que « allemand ». Ici, les noms des régions délimitées, des districts ou des terroirs qui risqueraient de faire croire à un vin de qualité, sont interdits. Par contre, pour les vins de pays, on peut indiquer le nom de la région de vin de pays. Certains vins de table peuvent porter des indications entrées dans l’usage commercial qui se réfèrent, entre autres, à leur provenance : « Hock » désigne ainsi dans les pays anglo-saxons du vin de table du Rhin ou bien du vin de qualité de plusieurs régions viticoles délimitées. Le nom provient de « Hochheim », qui avait dû être jugé imprononçable par les buveurs britanniques[12].

Comme pour d’autres aliments, tout élément qui participe à la désignation du vin en tant que marchandise doit être vrai ; des indications géographiques qui ne sont pas conformes à la réalité sont donc en principe interdites. En particulier, la législation internationale, européenne et nationale prohibe les indications qui mentionnent une région dont le vin ne provient pas[13], par exemple en tant que nom générique, comme Champagner pour « vin mousseux ». Au-delà de cette interdiction explicite, toute indication de la provenance doit être autorisée, il n’est donc pas possible d’ajouter à souhait des noms géographiques, même s’ils correspondent à la réalité. Un vin de table ne doit ainsi pas faire état d’indications qui pourraient faire croire à un vin de qualité, et un vin de qualité ne doit mentionner qu’une des régions délimitées réglementaires, et non le nom d’une unité territoriale administrative ou le nom d’un paysage. Il est assez évident que ces normes défendent l’intérêt du consommateur qui veut jouir du bien en connaissance de cause, mais aussi les intérêts des producteurs qui veulent protéger la réputation attachée à un terroir ou à une région et garder le monopole sur ce qui est distribué en « leur » nom, ce qui ramène au fait que les indications de provenance peuvent avoir un caractère publicitaire.              

   

Les « terroirs élargis »

 

Dans la réalité, on note toutefois une certaine liberté dans l’utilisation des indications géographiques qui ne semble pas être dans l’intérêt du client, mais uniquement dans celui de certains producteurs et distributeurs. C’est en particulier le cas des « Großlagen » (= terroirs élargis, sites collectifs) que la loi allemande du vin autorise à côté des « Einzellagen » (= sites individuels ou terroirs particuliers). Plusieurs surfaces viticoles distinctes, situées dans des communes différentes d’une même région viticole peuvent composer un tel terroir collectif, alors que le « terroir particulier » est forcément situé sur le territoire d’une seule commune. Ce qui rend l’utilisation des « terroirs élargis » intéressant est le fait qu’ils ne portent que le nom d’une des communes concernées. Une commune réputée peut donc prêter son nom à un vin qui a été produit en dehors de son territoire (mais toutefois dans la même région viticole) ou qui ne contient qu’une faible quantité des produits de son propre territoire. Dans le cas de certains « terroirs élargis », on peut ainsi être pratiquement sûr que le vin est fait à partir de raisins qui n’ont pas poussé sur le territoire de la commune éponyme : par exemple, seulement 2% de la Großlage Niersteiner Gutes Domtal sont effectivement situés à Nierstein. L’utilisation des « terroirs élargis » est une pratique répandue, Koch mentionne les chiffres de respectivement 33,7% et 35,5% des vins commercialisés sous le nom d’un « terroir élargi » pour les régions viticoles Palatinat et Hesse rhénane contre respectivement 19,4% et 26,2% des vins commercialisés sous le nom d’un terroir particulier[14] (le reste ne mentionne pas le terroir, mais, par exemple uniquement le district ou la région). Voilà ce qu’il faut en conclure : La plupart des noms de communes qui servent à désigner le vin allemand sont faux !

Un point particulièrement problématique est le fait que le consommateur n’est pas renseigné sur la nature « particulière » ou « élargie » du terroir dont il trouve le nom sur l’étiquette, la précision correspondante (Einzellage ou Großlage) n’étant pas autorisée. Dans ce cas, l’intérêt du consommateur (qui veut boire du vin provenant d’une certaine commune) devrait coïncider avec l’intérêt de ceux qui veulent promouvoir un terroir particulier et souligner que leur vignoble est vraiment authentique. En face, on trouve les intérêts de ceux qui distribuent le vin sous le nom d’un « terroir élargi » et qui voudraient ainsi donner un nom prestigieux, mais usurpé à leur marchandise. Ce groupe est potentiellement plus important, car il n’y a pas de limite maximale à la surface d’un terroir particulier ou élargi (un « terroir élargi » peut théoriquement englober une région viticole toute entière – on est objectivement très loin de la traduction « lieu-dit » du règlement européen concerné), alors qu’il existe une limite minimale de 5 hectares destinée à réduire le nombre de terroirs possibles. L’inscription des terroirs dans le registre officiel des vignobles fait partie des compétences des Länder qui peuvent interpréter à leur guise l’exigence d’uniformité contenue dans la loi nationale et qui font preuve d’une grande réceptivité à l’égard des souhaits des acteurs économiques importants de leur région. La différence entre « Lage », « lieu-dit » et « small locality »[15], et le flou qui règne en absence d’une définition de la superficie maximale par les instances européennes illustrent également la marge de manœuvre des Etats-membres de l’UE. 

Cette opposition des intérêts des consommateurs à ceux des producteurs et distributeurs peut être affinée en tenant compte des besoins de la commercialisation : pour être référencé par les acteurs de la grande distribution, un article doit d’abord être disponible dans une certaine quantité. Comme les vins des « terroirs élargis » correspondent mieux à ce critère, ils ont plus de chances à entrer dans ces circuits qui permettent d’écouler plus de produits. On peut alors argumenter que la pratique des « terroirs élargis » correspond également aux intérêts des clients, qui veulent acheter des vins authentiques, suffisamment homogènes pour être conforme à leurs attentes en matière de goût, sans dépenser des fortunes (les vins des meilleurs terroirs allemands atteignent des prix comparables aux meilleurs crus bordelais). Or, c’est justement une particularité des vins produits en Allemagne, aux limites du possible en matière de viticulture, que seules quelques surfaces donnent vraiment des vins d’exception. En associant les noms de ces terroirs à des produits destinés à une consommation plus large, les distributeurs font boire aux clients un vin moins authentique qu’il n’y paraît. En plus, ils risquent de ternir la réputation des meilleurs vignobles ce qui peut rendre leur exploitation plus difficile, limitant finalement le choix du consommateur et réduisant à la longue le bénéfice que l’on peut retirer de l’utilisation de l’indication de provenance.

Le nom d’une commune apparaît également dans l’indication du district, utilisable sur l’étiquette et pour désigner le vin dans le commerce. Ce sont évidemment aussi les communes réputées en tant que métropoles viticoles qui donnent leur nom au district. Toutefois, si le nom du district est utilisé, il doit être précédé du mot Bereich, écrit en adoptant les mêmes paramètres typographiques. Il est possible de mentionner le district et d’indiquer un nom de terroir d’une des autres communes qui entrent dans le district, si cela correspond effectivement à la réalité. Si le vin mentionne uniquement le district et non pas un terroir, le client peut être assez sûr du fait que le vin ne provient pas de la commune qui a donné son nom au district, mais d’une commune plus ou moins voisine. Cette fois-ci, le consommateur un tant soit peu renseigné trouve donc sur l’étiquette des indications vraies et utiles.

Est-ce que l’on peut comparer cette pratique du « terroir élargi » à l’AOC française ? Il est vrai que les vignobles entrants dans une AOC ne se situent pas forcément sur le territoire de la commune qui donne son nom à l’appellation : les vins des AOC Bordeaux et Bordeaux supérieur ne sont ainsi en général pas produits sur le territoire de la commune de Bordeaux, mais seulement à l’intérieur de la Gironde. Or, premièrement, le consommateur moyen est censé savoir que les « vins de Bordeaux » ne proviennent pas forcément de la ville de Bordeaux et de ses environs immédiats (même s’il y a des domaines prestigieux sur le territoire de la communauté urbaine), deuxièmement, en France, les conditions climatiques sont assez favorables à la vigne pour rendre possible une certaine homogénéité à l’intérieur d’une appellation, troisièmement, le régime des AOC contient des procédures qui doivent, en principe, garantir que les produits agréés répondent aux exigences en matière de goût. La seule mention de l’AOC ne fait pas croire au consommateur que le vin provient d’un site réputé et relativement petit. Celui qui recherche un vin français particulièrement prestigieux, achètera le vin d’un domaine précis.      

     

Les noms pseudo-géographiques

 

Là où l’indication de provenance n’est pas possible ou utile, c’est par le biais de la marque commerciale que la géographie tente de revenir sur l’étiquette du vin allemand, rendant encore plus évident l’effet publicitaire de la référence à un territoire. Une marque qui peut éventuellement consister en un logo, une image, un symbole, un mot ou un groupe de mots est un signe apposé à une marchandise ou à son emballage pour que le client la distingue (et l’identifie généralement à une entreprise qui propose également d’autres articles). En ce qui concerne le vin, l’un des intérêts de la marque est que la présentation graphique peut la rendre visuellement plus importante que les indications réglementaires et que l’auteur d’une marque peut, en principe, donner libre cours à son imagination. Cette liberté est toutefois limitée par l’interdiction d’induire le client en erreur. Des noms de marques qui se basent sur une provenance réelle sont légaux, sous certaines conditions, et ils ne seront pas considérés ici. A côté de ces cas, les organismes qui enregistrent les noms de marques de vin et par la suite les tribunaux se sont prononcés sur un certain nombre de cas qui imitent des noms géographiques ou qui veulent faire croire à une certaine provenance objectivement fausse. Il ne s’agit pas vraiment d’une particularité allemande, mais la situation allemande présente des particularités culturelles, notamment linguistiques, car il s’agit essentiellement d’un jeu sur le sens des mots.

            Une analyse des marques commerciales à caractère pseudo-géographique mentionnées par Koch[16] dans une compilation des marques déposées ou refusées qui pourraient induire le client en erreur fait ressortir les éléments suivants :

Certaines marques utilisent des mots ou des parties de mots qui apparaissent dans des noms de terroirs ou des noms de communes existants, comme : -berg (= mont, à rapprocher de l’allemand Weinberg = vignoble), -tal (vallée), -stück (pièce, souvent dans le sens d’une surface, cf. Grundstück = terrain) ou encore –garten (jardin). Bien que fictifs, ces noms provoquent l’impression d’une surface viticole existante et sont systématiquement refusés. Des noms évoquant des sites qui sont liés à la tradition viti-vinicole, comme Abtei (abbaye), Schloss (château), Kloster (monastère) sont souvent autorisés s’ils ne sont pas accompagnés d’un autre mot qui peut faire penser à un nom propre, mais par exemple d’un adjectif courant comme dans Alte Abtei. Pour le consommateur, ces noms signifient pourtant des lieux concrets.  

D’autres marques utilisent des noms atypiques de sites existants et connus en les modifiant plus ou moins. Le client peut éventuellement confondre les deux ou en tout cas il peut associer plus ou moins inconsciemment un certain lexème au sens « vin prestigieux ». Cela devrait être le cas des marques qui contiennent le mot Doktor et qui font allusion au terroir « le plus cher » du vin allemand, à savoir le Bernkasteler Doktor, sans compter le fait qu’elles suggèrent des propriétés médicales particulières. Certaines avaient été autorisées, comme Klosterdoktor et Schloßdoktor, marques utilisées depuis 1930, à propos desquelles la Cour fédérale de justice a demandé à la Cour de Justice des Communautés Européennes de décider si l’utilisation d’un nom qui fait croire à l’existence réelle d’un lieu fictif est compatible avec la législation européenne[17], alors qu’il s’agit plutôt de parasitisme par rapport au nom d’un lieu réel et célèbre, parasitisme sans gravité car le consommateur un tant soit peu renseigné ne confondra pas un vin bon marché avec le fleuron de la viticulture allemande. Une instance autrichienne a également jugé que la marque commerciale Zellerdorfer Schwarzes Kätzchen (chaton noir de Zellerdorf) pour un vin autrichien ne peut être confondue avec le terroir allemand Zeller Schwarze Katz (chat noir de Zell), une décision qui semble néanmoins contestable[18].

Un autre groupe est enfin constitué par des marques qui ne sont pas typiques des noms de vignobles et qui ne font pas partie d’un nom atypique célèbre, mais qui pourraient être des lieux-dits et qui « chantent le terroir », comme Eulengeschrei (cri de chouette), une marque déposée avec succès car elle ne comporte aucun élément géographique, bien qu’il s’agisse du nom réel d’un vignoble ancien, ou Adlerhorst (nid d’aigle), marque autorisée car les aigles nichent, selon l’idée reçue, en haute montagne, loin des vignobles[19]. Reste à savoir si les oiseaux intéressés se sont mis en conformité avec les décisions de la Cour fédérale des marques et brevets.  

Une allusion géographique existe également par le seul fait qu’un mot peut être identifié par le consommateur (éventuellement à tort) comme lexème d’une langue donnée. Elle n’est pas justifiée si cette impression contredit la provenance effective du produit. Ainsi, des mots comme « Baron » ou « Châtelain » évoquent forcément un vin français, et des mots allemands peuvent camoufler un vin étranger, par exemple, Edler vom Mornag[20] pour un vin d’un domaine tunisien, où « Edler » ressemble à un titre de noblesse, surtout en combinaison avec la préposition « vom » (de, du) qui tend à devenir la particule d’un nom de famille, alors que edel est en même temps un qualificatif tout à fait habituel pour parler du vin, cf. « edler Tropfen », littéralement « goutte noble », pour un vin délicieux. L’utilisation de titres de noblesse évoque en général un domaine particulier et une production traditionnelle. Elle pose le problème secondaire de l’utilisation des noms propres : puisqu’il semble difficile d’interdire l’utilisation du propre nom de famille comme marque, des aristocrates ou des personnes dont le nom de famille est identique à un titre de noblesse sont parfois associés à la création d’une entreprise viti-vinicole pour pouvoir déposer des marques qui se veulent prestigieuses. Pour une même réalisation phonétique, la graphie peut être décisive : parmi les marques déposées par Monsieur König, Königs Wein (le vin de Roi) a été admise et Königswein (le vin du roi) a été refusée.    

Des noms étrangers peuvent être refusés s’ils présentent des similitudes phonétiques avec des lieux existants. Une cour de justice allemande[21] a ainsi refusé la marque Bourgency  pour un vin de table français distribué en Allemagne, parce que le vin de table ne doit mentionner ni la commune ni une région viticole. La ville de Bourgency n’existe pas, mais la marque semble être la synthèse de Beaugency et de Bourgogne, avec, en arrière-plan sémantique, le fait que « bourg » signifie effectivement le centre d’une commune en français et que le lexème entre dans le nom de nombreuses communes françaises et allemandes. Moins évident est le lien entre la marque Bougeronde (changée ensuite en Bongeronde, marque déposée avec succès) et les régions viticoles Bourgogne et Beaujolais (et non pas Gironde) par lequel une autre cour de justice allemande justifiait son refus[22].

 

Conclusion

 

L’information géographique, que ce soit sous la forme d’une indication de provenance ou par le biais d’une marque commerciale participe à l’identification d’un vin par le consommateur, en Allemagne comme ailleurs. Pour cette raison, elle constitue également un argument de vente et un enjeu de marketing. Les consommateurs ont un intérêt à ne pas être trompés sur la marchandise, à trouver un produit qui correspond à ce qui est marqué sur l’étiquette ; les producteurs d’une certaine région ont un intérêt à ce que leur image de marque ne soit pas dégradée ou parasitée ; en outre, la liberté des acteurs économiques est également un bien à défendre. Dans le domaine des marques, les intérêts des amateurs de vin en Allemagne semblent assez bien protégés, par contre, la pratique des « terroirs élargis » correspond surtout à des logiques commerciales, et elle reste l’exemple d’une application particulièrement créative de la réglementation en matière d’indications géographiques.     

 

 


 

[1] Der Deutsche Weinbau, 12/2002, p.6

[2] Der Deutsche Weinbau, 24/2002, p.3 et 7

[3] Der Deutsche Weinbau, 23/2002, p.3

[4] Loi du vin (Weingesetz) du 8 juillet 1994, section 4 « Qualitätswein b.A. »

[5] Hans-Jörg Koch et al., Weinrecht-Kommentar, Deutscher Fachverlag, Mainz, 1999, chapitre Herkunftsangaben 3.3.1.1., p.6-9 et 3.3.1.2., p.10

[6] Die Weinwirtschaft 1980, p.656, 658

[7] Larousse des vins, Larousse/VUEF 2001, p.320, en parlant de la région Moselle-Sarre-Ruwer.

[8] Cf. règlement européen n° 1493/99 du 17 mai 1999

[9] Loi du vin (Weingesetz) du 8 juillet 1994

[10] Les 13 régions viticoles délimitées sont : Ahr, Pays de Bade, Franconie, Bergstrasse de Hesse, Moyenne Rhénanie, Moselle-Sarre-Ruwer, Nahe, Palatinat, Rheingau, Hesse rhénane, Saale-Unstrut, Saxe et Wurtemberg.

[11] Les versions française et anglaise du règlement CEE n° 2392/89 du Conseil, art. 13 traduisent Lage par « lieu-dit » et « small locality ».

[12] Selon la légende, c’était la Reine Victoria en personne qui avait imposé le terme « Hock ».

[13] cf. résolution n°7 OIV du 4 septembre 1981. L’utilisation générique des noms géographiques est déjà interdite par un accord international de 1891.

[14] Koch, op.cit., chapitre Herkunftsangaben, 4.2.3., p.24

[15] cf. note 11

[16] Koch, op. cit., chapitre Marke, 5.2.1. et 5.2.2., p.13-48, le catalogue contient également d’autres marques refusées ou douteuses qui ne font pas allusion à un site.

[17] Bundesgerichtshof, décision du 19 décembre 1979, et CJCE, jugement du 25 février 1981

[18] Österreichischer Oberster Patent- und Markensenat, décision du 23 janvier 1985. Il est vrai que Zellerdorf en Autriche existe vraiment et que l’élément géographique du nom de la marque correspond donc à la réalité si le vin est effectivement produit dans cette commune.

[19] Jugement du Bundespatentgericht, cité dans Koch, op.cit., chapitre Marke, p.26, qui soutient la décision.

[20] Tribunal de grande instance de Brême (LG Bremen), cf. Allgemeine Deutsche Weinfachzeitung 1973, p.497

[21] Cour d’appel de Karlsruhe (OLG Karlsruhe), cf. Weinwirtschaft, 4/1987, p.10

[22] Cour d’appel de Munich (OLG München), décision publiée dans : Sammlung lebensmittelrechtlicher Entscheidungen, tome  21, p.48